lundi 7 mars 2016

L'installation - Enez Eusa

Si tu n'as pas lu le chapitre précédent et que tu veux comprendre de quoi il retourne, consulte la page du projet.

Dans ce chapitre, tu vas lire l'introduction d'un nouveau mage. Un joueur n'était pas disponible la première séance. Le meneur a pris la décision que son personnage ne serait pas présent non plus, occupé par une mission quelconque.

L'arrivée d'un nouveau personnage était aisée dans ce contexte. Les joueurs, tout comme leurs personnages, savaient que son arrivée était prévue. De plus, certains personnages le connaissaient déjà.


Le miroir fixé au pied de l’escalier de la tour est à la fois grand et finement ouvragé. Gregor se sent incapable d’estimer sa valeur, qui doit être immense. Il l’aurait à peine regardé si Armand n’avait attiré l’attention des jeunes mages sur lui en montant vers la bibliothèque. Comme durant tout le début de la visite, Gregor est en tête, et il sent le regard narquois du Qaesitor posé sur lui. Ses camarades derrière ne manqueront pas de le juger s’il ne comprend pas l’utilité du miroir, aussi il le regarde avec attention.



Face à lui, son reflet montre une attitude méfiante. Alors même qu’il s’efforce de garder un air nonchalant, Gregor peut constater qu’il en est incapable ! Son regard évasif furète de-ci, de-là… Hé ! Comment pourrait-il observer dans un miroir des yeux qui ne lui rendent pas son regard ? Gregor fait un pas de côté pour contempler le reflet de Wido. Celui-ci arbore un léger sourire de satisfaction, lorsque le visage original est resté de marbre. Ses pairs ont compris le pouvoir du miroir aussi bien que lui.

Gregor s’engage dans l’escalier pour laisser la place au germanique, dont le reflet est bien moins inquiet que celui de Gregor.
« Facile, aussi, il sait. » pense Gregor.
Peu après, Aelia tente une illusion devant le miroir. La petite flamme dans sa paume ne se reflète pas. L’objet n’exerce plus guère d’attrait sur Gregor. Même si le mage ne en peut nier l’utilité, il a hâte de découvrir ce que recèle la bibliothèque. Il cesse de lui prêter attention pour rejoindre Armand en haut des marches.

Treize livres s’entassent sur les étagères. Ce n’est pas bien riche, mais c’est un bon début. Aelia se précipite pour consulter le grimoire de Thibault de la maison Tytalus. Gregor, quant à lui, est plus intéressé par les traités, en particulier celui sur le Vim, la magie pure, un art qu’il aime manipuler. Il s’abstient toutefois de montrer son avidité et se contente de regarder les titres. Une fois sa curiosité assouvie, Gregor s’intéresse aux chambres. Elles sont plus spacieuses que celles du rez-de-chaussé.
« Je vous vois tous las, déclare Armand. Vous pouvez vous répartir les chambres pour cette nuit. »
Gregor s’attend à des difficultés, il n’y en a pas assez à l’étage pour eux quatre, et celles près de la salle commune sont bien plus bruyantes. À sa grande surprise, la répartition s’effectue sans négociation. Non seulement Aelia, à cause de ses difficultés avec les escaliers, opte pour dormir en bas, mais Wido aussi se porte volontaire pour la pire place, celle sous les marches. Gregor présage que le partage des laboratoires sera plus difficile. En effet, ceux qui sont les plus profondément enfouis sont nettement plus spacieux que les autres. Cette difficulté devra attendre l’arrivée de Transformo, prévue pour demain.


Florent Tournade - licence CC BY-NC
Jamais Gatien ne s’était senti autant attendu. Les visages de son comité d’accueil affichent un air soulagé, et il comprend rapidement qu’ils n’ont pas voulu dresser les règles de l’alliance ni se répartir les laboratoires en son absence. Il s’agit probablement plus de pragmatisme que d’amitié. Après tout, ils seront amenés à vivre ensemble pendant des années, cela exige un minimum de courtoisie. Gatien a à peine le temps de faire connaissance avec les deux étrangers à Exspectatio. Le grand blond porte le nom de Wido, il est originaire d’une région germanique nommée Forêt Noire. L’autre est originaire de Bretagne, il se nomme Maël et dégage une aura surnaturelle qui n’est pas uniquement liée au don. Gatien se présente comme Transformo, après tout il est habitué à ce surnom, de même qu’au regard un peu moqueur de Gregor quand il le mentionne. Il faut bien dire aussi qu’il l’a obtenu alors qu’ils n’étaient que des enfants. L’arrivée de Gatien à l’alliance sous forme de chien avait suscité quelques plaisanteries chez les deux premiers apprentis, Iasper et Gregor. Azenor (la future Aelia) et Peredur s’étaient montrés moins taquins, peut-être parce qu’ils n’avaient pas pu voir l’arrivée de Gatien sous forme canine - ils n’étaient entrés dans l’alliance que quelques semaines plus tard.

« Il est temps de mettre en place le règlement de l’alliance et de choisir notre représentant. » annonce Gregor.
L’heure du premier conseil est venue. Armand leur a donné quelques consignes pour que tout se déroule conformément au pacte d’allégeance à Exspectatio, ainsi bien entendu qu’à l’ordre d’Hermès. Ils sont tous les cinq dans la petite salle attenant à la bibliothèque.
« On a pas mal de choses à voir, commença Aelia. Avant de choisir un représentant, il faudrait déjà savoir quelles seront ses responsabilités. »
Gatien savoure le choix des mots. Azenor a présenté le poste de Disreptator en mentionnant les devoirs plutôt que le pouvoir associé. C’est un signe indéniable qu’elle souhaite ce poste, mais quel Tytalus digne de ce nom ne l’aurait pas convoité ? Les apprentis d’Exspectatio sont tous les héritiers spirituels du même mage, Tytalus, qui prône la compétition comme meilleure méthode de perfectionnement.

La discussion sur chaque point est bien souvent houleuse. En cas de désaccord, le vote sera-t-il obligatoire ? Est-il utile de créer d’autres postes que celui de Disreptator ? Devrait-on créer un ersatz de conseil pour gérer les vulgaires appartenant à l’alliance ? Gatien discute fermement chaque point à grand renfort de rhétorique. Il constate les airs navrés de Wido et Maël à chaque fois qu’Azenor, Gregor ou lui-même soulève une objection ou envisage un cas improbable. Au terme de plusieurs heures, ce premier conseil se termine enfin. Aelia a été élue représentante sans grande surprise. Transformo se console avec l’unique autre poste, celui de bibliothécaire. Il écoute la nouvelle représentante expliquer à Wido leur goût immodéré pour les joutes verbales. Le mage germanique semble affligé du temps perdu, mais l’échange de regards entre les trois héritiers d’Exspectatio est clair : ils se sont bien amusés.

 אמת

En qualité de représentante nouvellement élue, Aelia doit se concentrer sur les problèmes matériels de l’alliance nouvellement créée. Joël Lorfèvre attend de pouvoir repartir à Exspectatio, il leur faut trouver un capitaine de la turbulla pour cela. Un intendant est nécessaire, les mages ont mieux à faire que gérer le personnel de l’alliance.

Son travail passe également par la réception de toute personne se présentant à l’alliance, et on vient de lui signaler un couple. Elle est soulagée de se voir accompagnée des autres mages. Ils viennent tout juste de sortir de leur premier conseil, et sont donc disponibles, ce qui peut expliquer leur participation. Elle est soulagée qu’ils ne se déchargent pas de toute la gestion sur elle… Cela indique aussi qu’ils ne lui font pas une confiance aveugle.

La première chose qui la frappe, avant même d’être proche du couple, c’est leur amour, visible malgré la distance. La proximité des corps comme les échanges de regards sont parlants. L’homme doit avoir dans les trente ans, se tient droit et ne manque pas de prestance. La femme est bien plus jeune, plus menue, effacée. Comme Aelia s’y attendait, c’est lui qui prend la parole.
« Je me nomme Tudwal, et voici ma femme Madalen. Nous venons chercher du travail chez vous.
- Et qu’est-ce qui vous fait penser que nous recrutons ? »
Gregor a prit l’initiative d’interroger le nouveau venu. Aelia préfère laisser faire, se concentrant sur les réactions des deux étrangers. Elle sent immédiatement que quelque chose ne colle pas dans l’apparence de l’homme. Il lui faut pourtant du temps avant de comprendre de quoi il s’agit. Il est vêtu de frusques grossières tout en parlant comme un lettré. Il propose ses connaissances dans la culture de la terre et le soin aux animaux, alors que ses mains blanches et fines ne sont pas celles d’un paysan. D’ailleurs, il fait rapidement la preuve qu’il n’est pas ce qu’il prétend en employant le latin. C’est une délicate attention envers Wido, même si cela le force à traduire de temps à autre pour Madalen. Suite à quelques questions, Tudwal s’ouvre sur les véritables raisons de sa demande.
« Je suis prêtre. Enfin du moins, je l’ai été. J’ai quitté mon ministère pour épouser Madalen. Il y a ici des hommes et des femmes qui n’ont pas facilement accès à l’église de Lampaul, et je pourrais les guider dans la voie du Christ. En plus de mon travail normal, bien sûr. »
Tudwal déglutit, puis se lance sur ce qui le motive vraiment.
« Vous savez, le célibat des prêtes n’est pas un dogme, seulement une question de discipline, pour que l’argent donné à l’Église par des fidèles ne parte pas en héritage. Le sacrement d’ordination est indissoluble, je peux donc donner la messe et les autres sacrements pour ceux prêts à l’accepter. »
Assurément, il ignore à qui il a affaire, et il doute qu’ils soient chrétiens, car il s’empresse d’ajouter :
« Je viens pour ceux qui désirent une aide dans leur foi, pas pour ceux que ça n’intéresse pas. »
Aelia n’en a cure, du clergé. Elle perçoit cependant l’enthousiasme de Gatien et songe que la présence d’un curé ne serait pas assurément dérangeante, tout dépendrait de son attitude. Wido propose une sorte de mise à l’épreuve en demandant à Tudwal de leur recruter un intendant.
« Où cela ? Je viens de Tréguier mais…
- C’est un peu loin. Brest ? »
La réaction de Tudwal montre assez clairement que le couple n’est pas pressé de retourner à Tréguier. Aelia se promet de creuser la question plus tard. Elle ne doute pas un instant qu’ils resteront à l’alliance assez longtemps pour éclaircir ce point. Le curé ne trouvera nul autre endroit pour prêcher en étant marié. De plus, elle ne le juge pas d’une trempe à fuir devant le surnaturel.



 אמת


La femme qui semble diriger le groupe, une certaine Aelia, est la moins impressionnante de tous. Ce n’est pas seulement qu’elle est toute petite et handicapée, c’est surtout parce qu’elle ne dégage pas cette aura mystérieuse qui accompagne les autres. Pourtant, ce dimanche là, quand tous les servants sont dans la grande salle de la tour, sa voix se fait entendre fortement et clairement. Tudwal et Madalen sont retournés sur l’îlot juste après la messe à Lampaul, ils ont été immédiatement conviés à cette réception. Les maîtres des lieux n’y font aucune mention des activités qu’ils pratiquent sur cette île, comme s’ils craignaient que le personnel ne les fuie. Aelia a principalement insisté sur sa volonté de voir tous les servants heureux, et qu’ils sachent tous qui ils peuvent consulter en cas de problème. Un buffet suit cette présentation, accompagné de vin. Tudwal se sert et engage la conversation avec un homme. Il constate que les propriétaires de cet endroit passent de personne en personne, et Tudwal se demande ce qu’ils sont en train d’annoncer. Il apprend rapidement qu’il s’agit d’un sort devant être lancé sur les lieux, tous devront s’y trouver au moment du rituel.

Le dénommé Transformo vient lui annoncer la nouvelle, et il ne comprend pas la raison de l’hésitation de Tudwal :
« Il s’agit d’un sort pour protéger cet endroit. Vous devez être là pour être inclus dans le sort, pour être considéré comme ayant le droit d’être présent ici. Mais aucun mal ne vous sera fait. »
Tudwal n’a aucune crainte concernant son corps, seule son âme lui importe. Aucun de ces arguments ne peut le rassurer. Cependant, il a vu le dit Transformo s’efforcer d’être un bon chrétien bien qu’il manipule des pouvoirs surnaturels.
« Et vous, que pensez-vous de ce pouvoir que vous avez ? Vous ne craignez pas qu’il soit en contradiction avec la puissance divine ?
- Je le vois comme pour les gens qui naissent avec des talents spéciaux. Il y en a qui sont très grands, très forts. Eh bien nous, nous naissons avec la possibilité de manipuler la magie. Quelqu’un de fort, il peut bâtir des maisons, ou il peut frapper les faibles. C’est le même don de naissance, c’est lui qui choisit à quoi il le consacre.
- Vous pensez donc que c’est naturel ? »
Transformo acquiesce. Cette théorie est plausible aux yeux de Tudwal. Si la magie est vraiment un don inné, comment pouvait-il être mal de l’utiliser ? Les Évangiles lui ont appris que chacun doit faire fructifier les talents octroyés par Dieu, et le mal est généralement dans l’usage et non dans la capacité. Il ne parvient tout de même pas à se laisser aller complètement. Si ces mages avaient reçu leur pouvoir en passant un pacte avec un démon, auraient-ils un discours différent ? Le mal pouvait être trompeur et se parer de beaux atours.
« Acceptez-vous ?
- Je dois réfléchir. Quand doit avoir lieu le sort ?
- Le plus tôt possible. »
Cette réponse ne l’aide pas. Il est incapable de s’engager immédiatement, il lui faut une réponse. Fort heureusement, d’autres personnes accaparent le mage, et Tudwal parvient à s’éclipser discrètement. Il passe derrière la tour, marche dans la bruyère, s’approchant de la falaise. Des embruns lui arrivent sur le visage. Ce matin,  Madalen a qualifié le vent de faible. Elle a passé toute son enfance à Ouessant, elle affirme que cette île est sans relâche battue par les éléments. Tudwal s’approche le plus possible du bord et, isolé, s’assoit, le regard perdu vers l’ouest, pour s'abîmer dans la prière.

« Mon père ? »
Tudwal a toujours détesté cette appellation, même du temps où il était célibataire et ne comptait pas avoir d’enfants un jour. Maintenant qu’il n’appartient plus à l’Église, il la supporte encore moins. Il tourne cependant vers Gregor un visage amical. Le mage souhaitait bien faire.
« Nous pensons que ce serait une bonne idée de faire une messe.
- Aujourd’hui ?
- Oui. »
Tudwal ne peut pas donner le sacrement de l’eucharistie car il n’a pas respecté l’abstinence requise depuis la veille. Il repense à la douceur du corps de Madalen dans ses bras ce matin et ne regrette pas son imprévoyance.
« Je vais voir si des fidèles en ont envie, et dans ce cas je peux faire une célébration. Mais pas une messe, il fallait me prévenir plus tôt afin que je me prépare spirituellement. »
C’est le sourire aux lèvres qu’il annonce la célébration du soir aux fidèles dispersés sur l’île. Il réalise à quel point cela lui avait manqué. En son for intérieur, la prêtrise est depuis toujours sa seule et unique vocation. Son seul obstacle a été la puissance de l'appel à la vie simple du pasteur. Il était trop absolu pour rester compatible avec ce l’Église catholique était devenue. Après tout, le saint qui lui avait légué son nom n’avait-il pas refusé la papauté ? Tout en parlant autour de lui, Tudwal réfléchit déjà au texte qu’il choisira pour le soir. L’épisode de la femme adultère lui semble convenir le mieux. Chacun ici, peut-être plus qu’ailleurs, doit apprendre à accepter les péchés des autres.

La cérémonie se déroule dans la salle commune, faute de mieux. Tudwal en a parlé avec les mages, la possibilité de bâtir une chapelle a été évoquée. En attendant, tout le monde se presse pour l’écouter. La salle est bien plus remplie que ce à quoi il s’attendait. Il commence la célébration.
« ... Jésus resta seul avec la femme en face de lui. Il se redressa et lui demanda : Femme, où sont-ils donc ? Alors, personne ne t'a condamnée ? Elle répondit : Personne, Seigneur. Et Jésus lui dit : Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus. »
Les regards fixés sur lui sont pour la plupart ébahis. La majorité de son public entend les saintes écritures d’une manière compréhensible pour la première fois de sa vie.

Gregor ne se prive pas de lui faire une remarque à la fin de la cérémonie.
« Je n’avais jamais entendu l’évangile en Breton. C’est pour le moins original.
- Le choix du latin a été fait à une époque où cette langue était connue par la majorité des gens. Mais ici et maintenant, cela n’a plus aucun sens. J’ai choisi la langue que la majorité pouvait comprendre. »
Tudwal n’a pas le sentiment d’être un réformateur. Il fait simplement ce que lui dictent sa foi et son bon sens. L’Église s’est bien trop longtemps drapée de sa supériorité intellectuelle et pavanée dans les richesses. Cela a mené à l’hérésie albigeoise, et d’autres viendront si le clergé refuse d’écouter François d’Assises et Dominique de Guzman. Tudwal ne fait que prendre conscience qu’il est au XIIIe siècle, et que dans un monde changeant si vite, il faut s’adapter.
« Alors, acceptez-vous d’être inclus dans le rituel magique ? »
Tudwal a eu tout l’après-midi pour faire son examen de conscience. Il a rapidement compris que le problème ne réside pas dans le manque de confiance qu’il peut avoir envers les mages, mais dans la faiblesse de la foi. Dieu ne permettrait pas qu’un de ses serviteurs soit dupé par le démon et Tudwal sait que si ses intentions sont pures, il sera protégé durant le rituel. Le prêtre a passé du temps à méditer sur les motifs l’amenant en ce lieu. Est-ce simplement le service du Tout-puissant, ou bien un vil péché d’orgueil ? Ne jubile-t-il pas de son statut de prêtre, qui même en restant un humble travailleur la majorité du temps, le place au-dessus des autres ? C’est là le péché de toute l’Église, ne l’a-t-il quittée que pour se vautrer dedans d’une autre manière ? Il sait qu’il a de la faiblesse en lui. Il finit par conclure que s’il n’en avait pas, s’il avait remis intégralement sa vie dans les mains de Jésus, il serait précisément au même endroit.
« Oui, répond-il à Gregor.
- Très bien. Nous avons décidé de le faire demain soir. »


 אמת

« Et si on suivait le conseil du seigneur maintenant ? On fait un petit tour au village avant de rentrer ?
- D’accord ! » répond Gatien.
Le soleil brille, cela suffit à le mettre de bonne humeur. Il a accompagné Azenor pour sa visite à Pen Arlan, siège du pouvoir de l’île, et prolonger la sortie n’est pas pour lui déplaire. Le bourg de Lampaul n’étant pas très éloigné, cela lui fera au moins une agréable promenade, bien qu’à un allure un peu lente.

Si le seigneur Breval vient de leur conseiller de rencontrer les Ouessantins, ceux-ci ne semblent guère pressés de bavarder avec les nouveaux arrivants. Les volets se ferment sur leur passage. Ils sont sur le point de se résoudre à ne voir personne quand ils débouchent sur une place où trois vieux pêcheurs sont assis sur un banc. Gatien laisse Azenor s’approcher d’eux et leur lancer d’une voix enjouée :
« À la grâce de Dieu ! Nous sommes les nouveaux arrivés sur l’île Keller. Nous y faisons des recherches et nous venons faire connaissance. Vous voulez boire un coup ?
- Vous êtes comme les autres, là ? Ceux qui y étaient avant vous ? »
Tandis qu’un des pêcheurs répond, un autre est déjà en train de partir. Gatien ne voit rien à ajouter. Le mensonge savamment arrangé par Aelia est déjà éventé, Harpax et Buliste ont manqué de discrétion. Gatien considère qu’il est inutile d’insister, mais c’est sans compter sur l’entêtement d’Aelia. Elle parvient à obtenir l’indication d’un lieu où trouver de la boisson et ils s’y rendent.

L’atmosphère de l’unique échoppe de Lampaul est des plus agréables. Ce n’est pas seulement grâce à la boisson qui réchauffe les entrailles de Gatien, c’est aussi l’accueil chaleureux qui leur est fait.
« Les gens d’ici sont méfiants, mais ils finiront par se faire à votre présence ! »
Héliaz, le vendeur, essuie machinalement un gobelet, puis se ressert.
« Si vous êtes comme les anciens occupants, ils venaient me voir, quand ils avaient des besoins un peu particuliers, comme de la verrerie. Je serais heureux de faire affaire avec vous ! »
Transformo est un peu déçu de voir que l’amitié d’Héliaz est avant tout commerciale. Cependant son visage ouvert et sa relative franchise sont rafraîchissants, quand on les compare avec le reste de l’accueil reçu.



 אמת


Alann chemine lui aussi dans Lampaul. Nikolaz est resté sur Keller, gardé par des servantes dignes de confiance, et Alann parcourt le bourg l’esprit tranquille. Quelques femmes lui sourient sur son passage. Il leur sourit sans ralentir le pas et ne s’arrête qu’au moment où il voit deux anciens assis sur un banc, en train de prendre le soleil. Il les salue amicalement.
« Ça vous dirait de boire un coup ? »
Alann leur montre la bouteille qu’il a récupérée en cuisine avant de partir. Après quelques échange amicaux, il arrive au sujet qui le préoccupe.
« Dites, vous connaîtriez pas un pêcheur qu’aurait besoin d’une aide sur le navire ?
- Il y a bien Jonaz, mais il va falloir attendre qu’il rentre de la pêche.
- Pas de problème, j’ai tout mon temps ! » répond Alann en lorgnant la bouteille.
Le temps s’écoule tranquillement sur Ouessant. Outre les enfants et les vieillards, Alann ne voit quasiment que des femmes vaquant à leurs occupations. Il sait bien que la majorité des hommes est en mer, dessus ou au fond de l’eau. Dans le village où il a passé sa vie, l’absence des hommes n’était pas aussi forte, probablement car il y avait un intérieur des terres, inexistant ici.

À défaut d’être heureux - pourra-t-il encore l’être un jour ? - Alann est satisfait d’avoir trouvé un travail. En rentrant sur Keller, il constate que les préparatifs sont en cours pour le sort de protection du foyer dont Maël lui a parlé la veille. Alann n’y prête pas un oeil attentif. Un événement lui a appris récemment que le surnaturel n’existe pas que dans les vies des saints. Quelques mois plus tard, son trajet en compagnie des mages vers Ouessant lui a donné à voir quelques effets indéniables. Il informe Nikolaz de son départ le lendemain avant l’aube. Son fils accepte gravement la nouvelle. Depuis la disparition de sa mère, il lui semble que son petit garçon a mûri beaucoup trop vite. L’air terrifié de son fils quand Alann l’a réveillé ce jour fatidique reste gravé dans sa mémoire. Était-ce le propre reflet de la panique qui s’emparait de lui ? Ou bien Nikolaz avait-il perçu quelque chose ? Il a dit ne rien savoir, mais de quoi se souvient-il précisément ? Pour sa part, Alann a tout oublié de ses cinq ans. Est-ce parce qu’il n’avait vraiment rien su, ou bien avait-il occulté un événement ?

Alann se secoue, ce n’est pas le moment de penser au passé. Il borde son petit garçon et se prépare à rejoindre les servants, en particulier Maël Kerfellec. Il se promet de rester raisonnable dans la boisson, il doit être d’attaque pour son travail du lendemain. L’océan ne pardonne aucune erreur. Quelqu’un toque doucement à la porte de sa chambre au moment où il s’apprête à sortir. Alann ouvre et se trouve face à Gregor et celui qu’ils appellent Transformo.
« On a oublié de vous prévenir plus tôt, mais nous partons demain pour Brest, pour chercher un intendant, avec le prêtre.
- Oui, et … ?
- On avait prévu que vous nous accompagneriez. »
Les émotions se bousculent dans Alann : colère, déception, vexation. Son ton n’est pas des plus tendres quand il répond :
« Hé ! mais c’est que j’ai trouvé du boulot, et mon premier jour, c’est demain ! Je me suis engagé, c’est pas le moment pour moi d’aller ailleurs. »
Les deux mages se montrent penauds. Alann sort de la chambre et referme la porte derrière lui pour que Nikolaz puisse dormir. Les trois hommes chuchotent quelque temps, une solution est bientôt trouvée. Alann partira le lendemain avec Armand et Maël Kerfellec pour les rejoindre là-bas. Sa présence ne sera pas utile pour trouver le personnel de l’alliance, et c’est ce qui est prévu en premier au programme. 

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