jeudi 7 janvier 2016

Inquiétantes prémisses - Enez Eusa

Keller est un bloc d’herbe, quarante mètres au-dessus de la vague, séparé par un court bras de mer d’Ouessant. Quand on se trouve au bord extrême, côté Ouessant, on ne voit de Keller qu’une lande, qui s’arrête aux falaises. Il y a une maison. Si j’étais Merlin le magicien, c’est là que j’habiterais. - Fabrice Nicolino

C'est assez étrange pour moi de commencer la publication d'un récit de campagne un an jour pour jour après que l'un de ses inspirateurs (involontaire) a fait partie des victimes de l'attentat contre Charlie Hebdo.  Aujourd'hui, Fabrice Nicolino va mieux, même s'il éprouve toujours des difficultés à marcher. Il est en déplacement à Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes, comme quoi la vie présente certaines coïncidences.

Je ne m'étendrai pas plus sur le sujet, place à la lecture. Pour comprendre un peu plus de quoi il retourne, consultez cet article.



Kybella regarde avec attention l’assemblée réunie autour d’elle. Tous sont dans l’attente de son discours. Cela fait plus de quinze ans que Kybella a été désignée pour gouverner l’alliance Exspectatio, et elle ressent une fierté certaine devant les apprentis, prêts à vivre dans leur propre alliance. Elle se souvient encore de leur arrivée, encore enfants, comme si cela n’avait eu lieu qu’un an plus tôt . Elle les a vu ensuite grandir en maturité comme en puissance. Aucun d’entre eux n’a été son propre apprenti, mais elle ressent pour eux la même chose qu’une mère voyant ses propres enfants s’envoler loin du foyer familial.

Elle se racle la gorge et récite le discours qu’elle a préparé, souhaite la réussite aux enfants de la maison, tout comme aux invités qui les seconderont. Les deux semblent plutôt solitaires et dénués d’ambition, ils ont pour point commun le sang féerique coulant dans leurs veines. Pour Maël, cela ne fait pas le moindre doute, de par ses yeux turquoise et surtout ses cheveux bleu marine. Des années plus tôt, Kybella aurait sûrement cherché à séduire ce bel homme. Son apparence surnaturelle lui devait sûrement plus souvent le rejet des vulgaires que de belles femmes conquises, en dépit de sa beauté. Maël est venu avec un homme simple et son fils, un pêcheur de son village. L’absence de son maître est remarquable, Kybella sait toutefois de par l’exemple de Kennan et Gregor que l’entente entre un maître et son apprenti n’existe pas toujours.

Wido, le second invité, est quant à lui arrivé avec son maître, un vieux misanthrope reparti le plus rapidement possible. Issu des confins orientaux du tribunal de Normandie, d’un lieu nommé Forêt Noire, le jeune homme ne parle pas un mot de Breton et a passé les quelques jours depuis son arrivée collé à son mentor. Désormais seul, Kybella ne doute pas qu’il trouvera en lui les ressources pour s’en sortir. La mage sait qu’il maîtrise la magie féerique, et si rien ne transparaît dans son apparence, contrairement à Maël, rare sont les initiés sans ascendance surnaturelle.

Conformément aux instruction de Kybella, Joël Lorfèvre donne le signal du départ. Le capitaine de la Turbulla d’Exspectatio a pour mission d’escorter les anciens apprentis et s’assurer de leur sécurité avant de rentrer. Quelques servants, des hommes en armes, les accompagnent, ainsi qu’Armand Carin, Qaesitor de l’ordre d’Hermès, qui vérifiera que la création de la nouvelle alliance sera conforme aux lois des mages. Les baluchons arrimés aux épaules, tout un chacun, jeunes mages comme servants, quittent l’alliance mère. La salle commune est bien vite plongée dans le silence.

Kybella regagne ses quartiers. Seuls deux jeunes vivent encore à l’alliance : Iasper, qui a été formé par Adanos et a pris ses quartiers comme mage depuis quatre ans, et Peredur, le frère d’Aélia et apprenti d’Asmor, qui n’est pas encore prêt à passer son gant. Ce sera sûrement encore plus difficile pour eux que pour elle, mais le temps où l’alliance résonnait des cris des enfants lui manque. Elle faillit rire toute seule, d’elle-même. À l’époque, quand ils ne piaillaient pas par jeu, ils hurlaient à cause des punitions bien méritées, et elle aurait bien voulu en étrangler quelques-uns quand ils la déconcentraient trop !




Aelia cherche à garder en bouche la saveur du vin d’Italie débouché pour l’occasion. Comme elle l’a expliqué à Joël, elle doute pouvoir boire encore un bon cru avant longtemps. L’île d’Ouessant n’est pas réputée pour ses vignes. Ils ont deux jours de marche avant de rejoindre Le Conquet, d’où ils pourront embarquer. Du moins, deux jours de marche à un rythme normal, qu’elle est incapable de soutenir tant sa jambe la lance. Elle s’appuie lourdement à son grand bâton de marche, tout en se faisant distancer régulièrement. Elle est aussi lente que le petit garçon qui accompagne un servant, du moins quand il n’est pas sur les épaules de son père.

Joël lui propose d’utiliser la mule d’un ton qui se veut pragmatique, sous lequel elle perçoit un fond de galanterie. Elle accepte volontiers, elle ne voudrait pas ralentir le groupe. Elle voyageait à cheval quand elle se déplaçait avec Praxis, monter est plus dans son habitude que marcher. Cependant, si elle avait senti la moindre pitié dans la proposition de Joël, elle n’aurait pu l’accepter.

Quand le groupe s’arrête, elle est malgré tout en arrière. Elle descend prudemment de la mule pour s’approcher de l’objet qui les intrigue. Le panneau indicateur en bois ressemble aux rares qu’elle a déjà vus dans sa vie, en voyageant en France, pour indiquer les grandes villes. Non seulement la présence d’un tel objet est incongrue, mais le plus inquiétant est qu’il indique la direction de Reditum, l’alliance qu’ils vont bâtir. Cela peut-il être une blague de mauvais goût ? Wido observe attentivement le bois du poteau, et ne s’en écarte que quand Gregor donne l’ordre de le briser.

L’un des servants, le costaud nommé Maël Kerfellec, abat son épée sur le panneau, elle le traverse sans la moindre résistance. Wido est incapable de cacher sa surprise. Aelia se souvient qu’il n’a touché le bois à aucun moment. Elle conclut que l’illusion est de grande qualité pour avoir réussi à duper le jeune homme. Elle se retient de s’exclamer puérilement :
« C’est pas moi ! »
À la place, elle propose de dissiper l’illusion. Son sort part, mais au lieu de s’évanouir simplement, l’illusion commence par s’enflammer à partir des lettres puis s’enfonce dans le sol.
« C’est pas normal, ça. »
Gregor secoue la tête pensivement. Il n’est pas nécessaire d’être un expert en illusion pour deviner que l’effet de la dissipation d’Aelia n’a pas été pas celui escompté. Sans attendre, Wido et Maël Pesketaer furètent autour à la recherche de traces, en vain. Armand Carrin se lance un sort pour améliorer ses sens et part lui aussi à la recherche d’une piste, qu’il peut suivre à travers les prés jusque dans la forêt. Aelia parvient à les suivre, et l’entend commenter devant une empreinte bien visible :
« C’est un pied de femme. »
Le pied était effectivement menu. Armand montre le sol à un autre endroit et commente :
« Du tissu a balayé le sol, le fautif portait une robe. »
Aelia plisse les yeux, mais la trace est imperceptible à ses sens humains. Peut-être est-ce la disposition des feuilles qui a éveillé l’attention du Qaesitor ? Mais qu’importe, le pied est un indice suffisant. Cela perturbe Aelia encore plus : qui peut donc avoir laissé une menace si visible ? Elle connaît peu de mages dans l’ordre d’Hermès, aucune d’entre elles ne correspond à quelqu’un capable d’un tel acte.

Armand ne peut suivre la piste plus longtemps, elle s’interrompt brutalement. La mage a utilisé un sort de faible difficulté. Aelia peut en déduire qu’elle a couvert ses traces et non utilisé une téléportation.

Faute d’indice supplémentaire, le groupe reprend sa marche. Il ne leur faut qu’une heure pour rejoindre le point de rendez-vous prévu. Aelia est trop fourbue pour prendre ombrage de devoir dormir dans une grange avec tous ses compagnons, sans la moindre intimité. Elle sombre rapidement dans un profond sommeil.



Ils ne sont pas repartis depuis très longtemps quand une compagnie se fait voir au loin. Constituée de huit hommes à pied accompagnés d’un sergent à cheval, elle montre pour armoiries des carreaux bleu et or, avec dans un coin les hermines que Wido sait associées à la Bretagne. Le mage germanique ne comprend rien aux échanges verbaux, mais Gregor les lui traduit en latin. Ces hommes les préviennent de l’abondance de dissidents en cet endroit, et se proposent de les escorter pour prévenir tout danger. Gregor termine par une réflexion personnelle :
« Ils sont trop nombreux, nous n’avons pas le choix. »
Wido ne comprend pas en quoi c’est un problème, d’autant plus qu’il voit bien Aelia s’avancer vers eux avec le sourire aux lèvres, visiblement pour accepter leur proposition.

Ils reprennent la marche en compagnie de ces hommes. Les villageois et paysans qu’ils croisent à l’occasion cachent difficilement leur mépris. Wildo a pris l’habitude d’être mal considéré, le don de magie étant perceptible par les simples mortels et entraînant chez eux des réactions de méfiance et de rejet. Mais quelque chose est différent cette fois, sans qu’il parvienne à mettre le doigt dessus. Il s’en ouvre à Gregor.
« Ils réagissent aux soldats » répond-il.
Wido se remémore la raison pour laquelle ils sont escortés et en tire une déduction.
« Les dissidents sont nombreux, par ici, commente-t-il.
- Oui, Pierre de Dreux n’est pas apprécié dans le comté. Il a annexé les terres de Conan Ier de Léon car Conan a défendu le jeune Henri contre les spoliations dont il était victime.
- Henri II d’Avaugour, ajoute Aelia comme si la précision pouvait être utile à Wido. C’est lui qui aurait dû épouser Alix de Bretagne et devenir duc, et pas Pierre Ier. Mais le roi a décidé de caser un proche à la tête du duché, son cousin qu’est pas un Breton. »
Wido hoche la tête, comme s’il avait compris. Cela lui fait beaucoup d’informations à assimiler d’un coup. Il a au moins saisi l’essentiel, que la situation du pays n’a rien de stable.

Leur escorte ne les lâche pas avant Le Conquet. Wido tente du mieux possible de dissimuler son ébahissement. Il a vu des lacs, traversé des fleuves, mais c’est la première fois qu’il rencontre l’océan. L’immensité d’eau, jusqu’à l’horizon, lui donne le vertige. L’odeur aussi est nouvelle, différente de tout de qu’il a connu.

Peu après leur départ, Wido commence à se sentir malade. Il n’a aucune habitude du roulis, et le coeur lui monte rapidement au bord des lèvres. Près de lui, ses camarades parlent et rient innocemment, aussi à l’aise que sur terre. Puis le vent force et la mer se charge d’écume. Wido a juste le temps de se pencher par-dessus bord pour rendre son repas. Quelques marins s’esclaffent, se moquant de lui dans une langue qu’il ne comprend pas. Mais non loin de lui, Aelia a pâli et garde les lèvres closes.

C’est en se relevant après avoir expulsé un peu de bile qu’il aperçoit, loin devant, quelques silhouettes dans l’eau. L’autre navire aussi les a repérées, et à bord, Maël Pesketaer, le mage au sang féerique, tient dans sa main une flamme, prêt au combat. Wido entend la voix d’Aelia lui demander doucement :
« Tu connais ces créatures ? »
La réponse est évidente.
« Des êtres féeriques.
- Oui, bien sûr, mais lesquels ?
- Jamais rencontré ça dans ma forêt. »
Wido a le plaisir mesquin de la voir pincer les lèvres et rougir. Voilà qui lui apprendra à poser des questions idiotes.
« Tu peux faire quelque chose ?
- Non. »
Les créatures plongent. Ils entendent tous un raclement venant de sous le navire. Aelia se penche par-dessus bord. Une flèche jaillit, lui frôlant la tête. Elle se recule précipitamment. Pour cela au moins, Wido peut agir. Le navire est en bois, une matière qu'il peut manipuler. Une incantation plus tard, la coque est devenue aussi résistante que le fer. Le manège des créatures continue néanmoins, mais sans pouvoir causer de dommage.
« Ils jouent avec nous » commente sobrement Aelia, réfugiée le long d’un mât.
Wido est bien d’accord. Comment cela finira-t-il ?

Les minutes s’étirent, et l’anxiété de tous est croissante. L’autre navire est également protégé, les créatures tenues à distance par un sort de Maël. En cas d’avarie, combien seront capables de rejoindre à la nage le bâtiment restant ? D’un coup, une nouvelle créature surgit, une femme très belle à la peau pâle et aux cheveux sombres. Elle donne des ordres aux féeries marines, qui disparaissent brutalement dans la mer.

Quand la côte de l’île se profile au loin, Wido espère que cette fois, c’est bien Ouessant. Le navire en prend résolument le cap, aussi le mage de la forêt peut espérer fouler à nouveau la terre ferme. Son vœu est rapidement exaucé, mais simplement le temps de marcher jusqu’à la côte face à Keller. Ouessant n’est déjà pas une grande île, mais Wido est encore plus déçu en voyant là où il va vivre. Il ne s’agit que d’un caillou, avec pour seuls arbres une maigre haie pour protéger le potager du vent. Ce n’est pas la végétation qui manque sur aucune des deux îles, c’est la hauteur de celle-ci qui est ridicule. Quelque chose dans son héritage aspire à des arbres séculaires qu’il ne reverra pas avant longtemps.

Il reste un bras de mer à traverser, mais pour celui-ci, tout a été prévu. Armand utilise une barque mue par la magie. Tous les mages débarquent ensemble, foulant pour la première fois le sol de ce qui sera leur alliance. Ils découvrent en même temps l’endroit où ils vivront pendant de nombreuses années : une petite tour entourée d’un potager, d’un enclos à moutons, de landes et de falaises. Et l’océan à perte de vue. C’est à ce moment que Wido se remémore l’un des rares mot breton qu’il connaît : Penn-ar-Bed. Le bout du monde. La fin de la terre. 

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